Chapitre 8
Le soleil se leva et vint toucher Vandien, qui calait sa tête contre le corps de Ki, pendant qu’elle remettait doucement son visage en place. La coupure n’était pas nette. Elle ne se refermerait pas simplement. Elle lui prit la main et obligea ses doigts à maintenir la peau déchiquetée en place. Elle le laissa assis dans la neige, les yeux fixés sur le cadavre. Elle retourna jusqu’aux piles de neige qui marquaient l’emplacement de leurs provisions enfouies. Elle retrouva la tunique marron qu’il avait emmenée pour elle, et la déchira en bandelettes. Cela faisait des bandages grossiers. Mais ce n’était pas le genre de blessures qu’un bandage pouvait complètement fermer. Ki dut déjà se contenter d’essayer d’arrêter l’hémorragie. Quand elle eut fini, un de ses yeux était recouvert par le bandage improvisé et il pouvait à peine ouvrir la mâchoire pour parler. Peu importait. Il n’y avait rien à dire.
Les sifflements et les jurons familiers de Ki firent revenir les chevaux. Sigmund ne cilla pas quand Ki chargea Vandien, tant bien que mal, sur son dos. Vandien s’accrocha, le dos courbé. Ses mains s’enfouirent dans l’épaisse crinière. Ki ne prit pas la peine de recharger les provisions sur les chevaux. Ils les reprendraient avec la roulotte quand ils passeraient par là.
La jeune femme lança un dernier regard vers la harpie. Elle laissa l’image de ce tas de chiffons bleu se graver dans son esprit. Il n’y avait plus de harpie pourchassant Ki, désormais. Et plus de Sven, plus d’enfants, murmura une petite voix dans son esprit. Ki l’ignora.
Un reflet argenté attira son œil. Elle se baissa près du cadavre, et se pencha en avant, inspirant avec difficulté.
Il était trop grand pour le bras maigre de la harpie. Une gerbe d’éclairs courbés. Ki le détacha doucement de la peau bleue durcie. L’argent adroitement forgé était lisse et froid dans ses mains. Elle sut avec une sensation déprimante que les bonnes gens de Gué de Harpe avaient trouvé leur bouc émissaire. L’argent capta les rayons du soleil quand il tournoya au-dessus de la vallée profonde, et étincela une fois encore, pendant qu’il tombait sans fin vers le sol, puis son vol se perdit dans la blancheur de la neige brillante, de la vallée, en contrebas. Elle se débarrassa d’Haftor en même temps. Le moral au plus bas, elle revint en pataugeant dans la poudreuse jusqu’à l’endroit où Vandien était couché sur le cheval, inconscient.
— Nous retournons chercher la roulotte, lui dit-elle gentiment. Il y a des choses dedans dont je peux me servir pour te faire un meilleur bandage.
Vandien lui fit à peine un signe de la tête.
— Je n’avais jamais tué d’être intelligent auparavant, expliqua-t-il.
Ki hocha la tête.
Elle monta Sigurd et Sigmund leur emboîta le pas. L’étreinte du froid fissurait le sol. Ki sentit les parois de son nez se coller sous le froid, la peau de son visage se raidir. Il s’infiltrait dans son corps à l’endroit où la harpie avait déchiré son manteau. Ki se sentit étrangement insensible à tout cela. Le froid n’était, après tout, que du froid. Il pouvait tuer, mais c’était tout. Et il y avait des fois où mourir ou vivre ne semblaient pas si différents.
Les vents de la nuit dernière avaient effacé les traces des chevaux, mais il était assez facile de les faire longer la bosse de glace. Elle se poursuivait tout du long, au centre de la piste. Ki essaya de n’y penser que comme un moyen plus simple de retourner à sa roulotte. Elle ne la considérerait comme un obstacle que lorsqu’elle devrait s’y confronter. Pour l’instant, elle devait s’occuper de Vandien. Elle obligea son esprit à rester à l’écart des images harpies de la matinée. Ils étaient morts, se rappela-t-elle. Même Haftor. Haftor, laid et dément. Elle n’y pouvait rien changer. Elle s’obligea à regarder Vandien. Du sang avait rougi les bandages et commençait à goutter lentement sur le côté de sa mâchoire. Les morceaux de tunique en étaient tout imprégnés. Son teint était livide et ses yeux trop creusés. Maudit soit-il ! Pourquoi l’avait-il choisi, elle, pour lui voler un cheval ?
La charge légère des deux humains ne gêna pas les chevaux. Ils progressaient de bon gré dans la neige. La tête de Ki lui donnait des élancements de douleur quand elle bougeait trop brusquement. Elle gardait les hongres au pas, autant pour le confort de Vandien que pour le sien. Une personne à cheval n’aurait que peu de difficulté à franchir ce col. Ki sourit amèrement.
Un virage de la piste lui permit de voir sa roulotte. Ki ne l’avait jamais approchée de si loin. Les panneaux bleus de la cabine scintillaient d’une couche de givre. Les bourrasques de la nuit avaient soufflé un fin manteau de neige dessus et autour d’elle. Elle avait l’air d’avoir été abandonnée depuis des siècles. Comme ils se rapprochaient, elle vit que la neige, près de la roulotte, avait été dérangée récemment. Un vague pressentiment lui traversa l’esprit et elle essaya de réfléchir à des manières d’approcher prudemment la roulotte. Mais il n’y avait pas d’abri derrière lequel trouver refuge, aucun moyen de se cacher des Sœurs qui les surplombaient ou de ce qui pouvait se trouver à l’intérieur de la roulotte. Un coup d’œil sur Vandien lui donna envie de se dépêcher. Il était brinquebalé à chaque pas que Sigmund faisait. Ki tint la bride à son impatience. Hâter les chevaux maintenant ne ferait qu’empirer les choses pour lui.
Il sembla sentir ses yeux sur lui, et il lui adressa un regard de son unique œil valide.
— Ce n’est que la douleur, et la terreur, expliqua-t-il. La blessure elle-même n’est pas si grave.
Ki fixa longuement la traînée de sang qui commençait au garrot de Sigurd et coulait sur une bonne partie de l’épaule pommelée. Une autre goutte tomba, fonçant la couleur et élargissant la tache.
À une courte distance de la roulotte, Ki fit halte et descendit du dos de Sigurd.
— Attends ici, lui ordonna-t-elle bien inutilement. Je veux d’abord inspecter la roulotte.
— Elle est restée longtemps dans l’ombre des Sœurs, répondit gravement Vandien.
— Je ne pense pas que ce soient elles qui aient laissé les traces autour, répliqua Ki avant de partir dans la neige.
Le vent semblait plus glacé, loin de la chaleur mouvante du cheval. Elle réalisa combien l’énorme corps avait réchauffé ses jambes et ses cuisses, combien elle avait profité de la chaleur qui montait de l’animal. C’était comme si elle venait d’ôter un manteau de plus. Elle resserra son propre manteau là où il était déchiré.
La roulotte était comme morte. Le givre était épais sur ses parois. De la neige tombée avait recouvert l’armature de l’attelage et les grosses lanières du harnais qui étaient étendues devant elle. Le haut des grandes roues était couvert de neige. Des piles de flocons s’étaient accrochées partout où ils avaient trouvé la moindre prise. Rien de vivant ne demeurait dans cette roulotte, Ki en était certaine. Elle s’arrêta près des premières traces dans la neige et se sentit rassurée par sa propre bêtise. La harpie était d’abord passée par là et avait seulement découvert que sa proie s’était enfuie. Avec un pincement, Ki se rendit compte que, sans la présence de l’attelage, la harpie aurait bien pu passer à côté de l’endroit où ils dormaient, sous la neige. Elle eut un sourire désespéré à cette idée. Elle était à peu près aussi logique que n’importe quelle autre réaction.
La porte de la cabine était bloquée par le gel. Ki frappa plusieurs fois avec le poing pour la dégager, jusqu’à ce qu’elle coulisse un peu, puis s’ouvre complètement. Elle siffla les chevaux qui approchèrent avec leur habituel pas méthodique, n’amenant Vandien avec eux qu’incidemment.
Elle était en train de farfouiller dans le placard à provisions quand elle sentit la roulotte s’incliner. Le visage bandé de Vandien apparut dans l’encadrement de la porte.
— Je ne croyais pas que tu pourrais y arriver tout seul, dit-elle pour l’accueillir.
— Ça ne peut pas être aussi grave qu’il le semble, répondit-il.
Elle le tint par le bras quand il grimpa à l’intérieur ; il s’assit sur le matelas de paille avec gratitude.
Il la regarda déchirer en bandes une robe finement tissée.
— Tu peux bien te reposer ici quelques instants, suggéra-t-elle en allant à la porte. Je vais allumer un feu et faire fondre de la neige pour avoir de l’eau. Je n’ai pas de baume ou d’onguent pour soigner cette coupure, mais au moins, nous pourrons la laver. Les serres d’une harpie portent généralement toutes sortes de cochonneries. Ceux qui survivent à la blessure meurent souvent d’une infection.
Ses mains se portèrent sur le côté de son visage quand elle se souvint, reconnaissante, des huiles apaisantes et des mains douces de Rifa. Mais ses blessures à elle n’avaient été que des égratignures, comparées à l’entaille de Vandien. Et Rifa et ses dons de guérison n’étaient qu’un songe et un souvenir lointain.
Ki plissa le front en voyant la lumière décliner quand elle sortit de la cabine. Le ciel restait limpide, mais pourtant, le col enneigé lui semblait plus sombre, à présent. Une illusion d’optique, sans doute, due à la pierre brillante qui s’élevait au-dessus de la roulotte, offrant un contraste saisissant avec la neige – ou bien due à ses yeux, qui s’étaient accoutumés à la pénombre dans la cabine et affrontaient de nouveau la neige.
Le feu fut difficile à allumer. La neige semblait fondre et l’éteindre chaque fois que Ki pensait qu’il avait pris. Le bois lui-même paraissait imprégné de cristaux de glace et rechignait à s’enflammer. Mais finalement, les flammes orangées s’élevèrent librement et Ki mit la bouilloire noircie remplie de neige à chauffer.
Vandien restait allongé comme une poupée abandonnée. Ki se tint au-dessus du matelas, les yeux braqués sur lui. Son visage était petit et de travers sous les bandages rouge et marron.
— Je vais retirer celui-là pour essayer de faire mieux.
Il acquiesça. Ses yeux étaient perdus dans le lointain, mais restaient clairs. Les nœuds maladroits qu’elle avait faits étaient gluants d’humidité et de sang. Ils étaient gelés. Le bandage humide était une bouillie durcie de sang et de glace sur sa mâchoire. Vandien tressauta quand Ki glissa prudemment la lame de son couteau entre les couches et scia au travers de la glace. L’ensemble se détacha difficilement sous la lame. Ki retira doucement les bandages détachés de son visage. Le sang s’était étalé autour de la blessure. La peau avait glissé et l’entaille pendait, béante. Ki serra les dents à l’idée de la toucher. Elle sentit comme un écho de l’angoisse qu’elle avait éprouvée quand elle s’était tenue devant les cadavres de Sven et des enfants. Plus elle s’était approchée de leur souffrance, plus la sienne l’avait brûlée. Le sang avait coulé autour de l’œil le plus proche de la blessure et avait coagulé. L’œil était fermé, recouvert par une croûte. Vandien lut sur le visage de Ki comme s’il s’agissait d’un miroir et pâlit. Il ferma son autre œil.
Le petit feu brûlait vaillamment. La bouilloire ne bouillait pas, mais était brûlante pour les doigts prudents de Ki. Elle la souleva du feu et la porta précautionneusement jusqu’à la roulotte. L’ombre des Sœurs pointait sur elle, obscurcissant la piste. Ki remarqua avec agacement que l’attelage s’était éloigné et était, à son goût, trop loin de la roulotte. Cela importait peu. Une ration d’avoine sur la neige et un sifflement les ramèneraient. Mais pas pour l’instant. Elle devait d’abord s’occuper de Vandien, et elle était fatiguée. Chaque pas semblait lui coûter plus qu’un effort. Ses pieds étaient des poids au bout de ses jambes. Elle songea avec envie à dormir. Vandien devrait se reposer pendant un moment après qu’elle en aurait fini avec lui. Elle essaya de se tenter à l’idée d’un thé chaud et d’une bouilloire de soupe. Mais cela lui semblait un charme bien maigre, comparé au doux abandon du sommeil.
Elle trempa un chiffon vert dans l’eau chaude et épongea doucement le sang. L’œil de Vandien apparut, clos mais toujours indemne dans son orbite. Nettoyer le sang de son visage n’améliora en rien la vilaine entaille. S’armant du courage de la nécessité, Ki tint la coupure ouverte pendant qu’elle faisait couler un peu d’eau chaude dessus. Il lui sembla qu’autant de sang que d’eau s’en écoulait pendant sa besogne. Vandien siffla et essaya de lever la tête du matelas mouillé. Il ouvrit les yeux pour regarder la flaque rougie et les referma rapidement.
— Plus d’eau que de sang, lui assura Ki, espérant qu’il la croirait (mais elle n’en était pas vraiment certaine). Et une blessure qui saigne d’elle-même se lave toute seule. C’est ce que disent les Romni.
— Et la lune conserve nos péchés en mémoire. Ils disent cela aussi, répliqua Vandien d’un ton bougon.
Ki plaça délicatement l’entaille en position fermée, alignant la peau sur sa position d’origine. Le tissu mince de la robe faisait un meilleur bandage, plus facile à enrouler, à serrer et à nouer en nœuds solides.
— Les Romni t’auraient rasé autour de la blessure, aussi, mais je n’ai pas les instruments qu’il faudrait.
— Ne te tracasse pas pour ça. Je n’ai pas le courage de te laisser essayer, soupira Vandien en essayant de s’asseoir, avant de retomber lourdement en arrière. Ma tête me semble si lourde. Tout en moi semble lourd.
— La perte de sang t’affaiblit. Et avoir tué un être pensant rend ton âme malade. Je sais. Tu ferais bien de te reposer. Je vais préparer un repas chaud.
Elle le laissa, refermant la porte de la cabine derrière elle. L’ombre des Sœurs les recouvrait largement, à présent. L’éclat de la neige avait disparu. Ki leva les yeux vers cette noirceur qui les surplombait et elle se mit soudain à désirer que leur beauté vienne la toucher comme elle l’avait déjà fait une fois. Mais tout ce qu’elle sentit fut leur vigilance.
Le feu s’était réduit à une flaque d’eau noirâtre. Ki avança avec des pieds de plomb jusqu’à l’arrière de la roulotte pour prendre les derniers morceaux de bois. Ils leur manqueraient cette nuit, mais elle avait l’impression qu’elle devait avoir quelque chose de chaud à manger pour leur redonner un peu de force, pour leur donner l’énergie d’affronter le problème de la trace de glace. Le dernier sac d’avoine était à l’arrière de la roulotte, à côté du pitoyable tas de bois à brûler. Elle pouvait sans doute s’occuper de ça aussi. Il lui fallut un effort considérable pour tirer le sac à elle, l’ouvrir et répandre des grains dans la neige. Elle leva la tête et appela l’attelage en sifflant. Ils n’étaient visibles nulle part ! Les traces de leur passage dans la neige étaient claires. Ils étaient retournés vers le camp et la harpie morte. Ki maudit leur soudain caprice et se mit en route pour les retrouver. Ils n’entendraient jamais son petit sifflement pathétique, maintenant qu’ils avaient passé ce tournant de la montagne. Et une fois qu’ils auraient atteint les deux sacs d’avoine du camp, ils n’auraient aucune envie de revenir.
Elle obligea ses pieds plombés à trotter dans la neige brisée. Les chevaux avançaient lentement, mais ses enjambées étaient grandes. Ki haletait en essayant de les rattraper. Le rythme de ses propres pas résonnait douloureusement sur le côté de sa tête, et le froid l’attaquait par l’accroc de son manteau. Maudits soient cet homme, ces chevaux, cette neige et cette harpie ! Et maudit soit Rhésus, et ses machinations folles pour ramener ses joyaux chez lui, en sécurité. Et maudites soient sa tête si lourde qui voulait tomber de son cou, et ses pieds si lourds qu’ils semblaient accumuler de la neige et du poids à chaque pas. Et maudites soient les Sœurs, qui pouvaient couvrir la lumière du soleil avec leur ombre.
Quand Ki atteignit enfin le virage au bout de la piste, elle avait recensé et maudit toutes les conditions hostiles de son existence. C’était une moindre satisfaction, mais cela sembla la réchauffer un peu. Et les chevaux gris, qui paraissaient presque d’un noir pommelé, sur la neige, s’étaient, sur un nouveau caprice, arrêtés juste après le tournant de la piste. Ils couchèrent les oreilles en l’entendant parler, et désapprouvèrent qu’elle tente de les ramener vers la roulotte. Sigurd restait impassible malgré les secousses qu’elle faisait en tirant sur son mors et les claques qu’elle lui donnait sur l’arrière-train. Ce fut seulement en montant sur Sigmund, plus placide, et en prenant Sigurd par la bride qu’elle parvint à les faire revenir vers la roulotte. Sigurd avançait boudeusement, en traînant ses sabots pesants dans la neige et en renâclant avec dédain devant l’esprit plus bovin de son compagnon, plus grand et plus fort.
Mais en repassant le virage, Sigmund, lui aussi, s’arrêta. Ses oreilles se penchèrent en avant en signe d’attention, et il refusait de faire un pas. Ki gigota comme un singe sur son dos, sans aucun résultat. Des larmes de rage lui brûlèrent les yeux et lui gelèrent les cils. Elle regarda, pleine d’impatience, sa roulotte, en pensant au bois qui était encore dans sa réserve, à l’ombre.
Son regard buta sur la roulotte. La cabine était dans une ombre foncée, une ombre noire, comme si la neige s’était changée en sang coagulé. Celle-ci autour était aussi noire et profonde que la pierre des Sœurs qui l’obscurcissait. Ki regarda une fois de plus le ciel limpide. Le soleil lui frappa les yeux. L’ombre des Sœurs tombait sur la roulotte de leur propre volonté, et pas à cause de la position du soleil.
Ki pressa ses talons contre le corps rebondi qu’elle montait. Sigmund secoua la tête. Elle se laissa glisser par terre et continua à pied.
Il y avait une frontière, un endroit où la neige blanche cédait la place à la neige d’un noir profond. Et l’ombre était foncée, elle semblait dire aux yeux de Ki qu’elle était une grande mare d’eau dormante dans laquelle il lui faudrait patauger. Elle leva encore une fois les yeux vers le soleil, agitant la tête, consternée. Elle fit un pas dans la noirceur.
Surnaturel. Elle se tenait, un pied sur la surface noire d’un lac d’une profondeur luisante et éternelle qui ne lui renvoyait pas son reflet. Pendant qu’elle regardait, son pied s’enfonça lentement dans le liquide. La substance noire appuyait pesamment dessus, le serrant avec force, comme aucune boue qu’elle avait traversée ne l’avait fait. Consternée, elle essaya de retirer son pied. Il sortit lentement et seulement au prix d’un grand effort. Mais son pied sortit propre, sec, sans aucune trace de noirceur accrochée. Ki se tenait de nouveau sur de la glace dure couverte de neige.
Elle regarda sa roulotte. La mer noire avait englouti l’essentiel des grandes roues et venait lécher sans bouger le fond de la cabine. Elle avait enfoui et éteint son feu, recouvert le harnais qui reposait devant la roulotte.
— Vandien !
Elle hurla le nom avec toute la puissance de ses poumons. La substance noire avala le son et réduisit son cri en un murmure. Le souffle de Ki se fit stertoreux. Elle entendit un mouvement derrière elle, et vit les chevaux qui se retiraient prudemment derrière le coin de la montagne. Elle se demanda ce qu’ils savaient, et comment.
— Vandien !
Son hurlement n’était qu’un murmure dans la nuit. Elle l’imagina endormi, sa tête lourdement posée sur le matelas, son corps vidé de sang et de force. Il mourrait dans l’ombre des Sœurs, écrasé comme les légendes le disaient. Elle ne pourrait pas le sauver. Elle ne pouvait sauver personne, ni Sven, ni ses enfants, ni même le disgracieux Haftor, et Vandien non plus. S’aventurer dans ce liquide noir serait un geste grandiloquent et stupide. Sa mort ne serait qu’un acte vide de sens, comme panser un cadavre. Personne ne lui en demanderait autant, pas même Vandien. Elle regarda la noirceur monter encore un peu. C’était comme mettre des chaussettes sur un pied gelé, aussi fou que... que de combattre une harpie avec un bout de harnais.
Elle voulait courir, mais ne le pouvait pas. Chaque fois que son pied touchait le sol, la substance noire y adhérait. Tout son corps lui semblait lourd, ses mains étaient comme des poids qui pendaient au bout de ses bras ; sa tête, trop lourde, dodelinait sur son cou. Même l’air qu’elle essayait d’inspirer dans ses poumons semblait plus épais et presque rance, dans une certaine mesure. Il n’y avait pas un souffle de vent. La substance noire ne faisait aucun bruit de succion quand elle relâchait ses pieds, de mauvais gré. Aucun son ne subsistait sur sa surface plane et noire. Et elle montait, s’élevant à une vitesse visible. Alors même qu’elle regardait, un autre rayon de la grande roue fut absorbé. Ça avançait, ça grimpait. Et ses pieds traînaient dedans, menaçant de l’envoyer tomber la tête la première à l’intérieur. Elle s’alourdissait à chaque pas, ses bras tiraient sur ses épaules et son menton était collé à sa poitrine. Rampe, rampe, suppliait son corps, mais Ki s’imagina allongée dans cette noirceur, incapable de se relever.
Enfin, ses mains saisirent le côté de la roulotte. Elle s’accrocha au bois comme un nageur qui se noie et tente de remonter sur une rive escarpée.
— Vandien, hoqueta-t-elle.
Les mots tombèrent pesamment dans la noirceur, atteignant à peine ses propres oreilles. Il n’y eut aucune réponse.
Elle tomba à genoux sur le banc, et s’affaira à ouvrir la porte de la cabine. Inexplicablement, la noirceur montait aussi à l’intérieur de la roulotte. Il n’y avait pas assez de place pour se hisser dans la cabine et rester debout. La substance noire était presque au niveau de la porte de la cabine et elle continuait à monter sous le regard de Ki. Bientôt, elle atteindrait la plate-forme du lit.
— Vandien ! hurla-t-elle.
Il s’agita à peine et ne parvint pas à relever sa tête bandée.
— Fatigué, marmonna-t-il plaintivement. Me sens faible.
Il referma ses yeux noirs. La main de Ki plongea dans la mélasse et ses doigts disparurent immédiatement dedans. La noirceur l’agrippait, et lui serrait la main comme un ami cher. Avec un demi-sanglot, elle en arracha sa main. Elle en sortit nette, au prix d’une traction à lui déboîter l’épaule.
Sa respiration était saccadée et lui secouait le corps. Elle allait galoper à quatre pattes sur la surface, prestement, ne se laissant aucune chance de s’enfoncer dedans. Elle allait le faire maintenant. Elle allait le faire tout de suite. La noirceur grimpa un peu plus haut, rampant par-dessus la planche du banc. La plainte de Ki s’étrangla dans sa gorge.
Elle s’en serait aussi bien tirée si elle avait essayé de marcher à quatre pattes sur la surface d’un lac. Sous le poids de son corps, ses mains s’enfoncèrent jusqu’au poignet avant qu’elle ne les en tire vigoureusement. Il n’y avait pas de prise pour retirer ses genoux et ses jambes de la substance. Avec un gémissement de désespoir, elle se lança en avant, de tout son poids. Ses mains tombèrent sur le bord du matelas et saisirent la housse bourrée de paille. Elle ne pouvait pas se hisser jusque-là. Elle ne pouvait pas le tirer vers elle. Tout sombrait et était pris dans la noirceur.
La lumière, dans la cabine, déclina. Ki jeta un regard angoissé vers la petite fenêtre, puis la porte de la cabine. Le banc était recouvert. À chaque instant, l’espace entre le haut de la porte et la noirceur devenait plus étroit. La substance montait autour de ses jambes, les retenant aussi sûrement que des bottes de cuir alors qu’elle venait lui lécher les cuisses.
— Vandien !
Elle hurla son nom et le son sembla l’atteindre. Ses yeux s’ouvrirent un peu. La pression sur le dos de Ki était atroce. Le poids de son corps semblait augmenter à chaque instant.
— L’ombre des Sœurs, Vandien. Nous devons sortir d’ici ! Tu n’es pas faible, c’est l’ombre. Allez, mon vieux ! Maudit paresseux !
La mention des Sœurs sembla l’aiguillonner. Ses yeux noirs s’animèrent et regardèrent autour de lui. La panique embrasa son regard.
— Nous devons sortir d’ici ! s’exclama-t-il.
Les mots frôlèrent à peine les oreilles de Ki. Elle explosa dans un rire hystérique devant l’aspect dérisoire de ses propos.
Il se roula sur le ventre comme s’il lui fallait toutes ses forces juste pour bouger son corps. Il regarda la mince lucarne qui restait de la porte de la cabine. Ki savait que ses jambes étaient presque complètement emprisonnées dans la substance. Les yeux noirs de Vandien s’écarquillèrent de terreur.
— Pardon, Ki, dit-il, ou du moins c’est ce que ses paroles semblèrent être.
Il se dressa sur ses genoux et tomba en avant sur elle. Elle eut le visage plongé dans cette noirceur sans air, sans lumière et sans sensation. L’horreur contracta les muscles de son cou et sa tête se releva d’un coup. Vandien rampait sur elle, se servant de son corps comme d’un pont jusqu’à la planche du banc englouti. Une de ses bottes lui écorcha le dos. Après avoir bondi lourdement loin d’elle, il était libre. Il s’agenouilla sur la planche, dans la substance noire, mais ne s’enfonçant pas profondément.
Elle ne pouvait pas tordre le cou pour le voir. Elle n’entendit aucun mouvement. La panique, la colère et l’indignation devant sa trahison lui donnèrent de l’énergie. La substance noire lui avait pris le ventre, mais ses mains avaient maintenu leur prise sur le matelas de paille. Avec la force qui ne vient qu’avec la peur de la mort, elle se tira vers le haut. Mais alors même que sa poitrine se libérait de la noirceur, un violent sursaut la ramena dans la mélasse. Ses mains lâchèrent d’un coup leur prise précaire.
— Ne lutte pas contre moi !
La voix semblait venir d’un autre monde. Puis l’étreinte sur ses chevilles devint la poigne de deux mains, et pas de la noirceur. Elle sentit le grain solide et familier du banc de bois sous ses orteils. Elle tenta de se rendre utile, mais son corps était incroyablement lourd. Aussi épaisse que la substance noire semblât, Ki ne gagnait rien à pousser contre elle avec ses mains. Elle sentit Vandien porter tout son poids sur ses mollets, qui étaient maintenant posés sur le banc, puis lui attraper les hanches et tirer d’un coup vers le haut. En réaction, son menton toucha la noirceur et fut happé par elle.
Les muscles de son ventre se convulsèrent d’horreur à ce contact. Cette ruade libéra sa poitrine et ses épaules, et les bras de Vandien passèrent alors autour de sa taille, l’aidant à retirer ses bras et ses mains de la mélasse. L’arrière de sa tête heurta le haut de la porte de la cabine quand il la tracta dehors.
Il n’y avait pas de temps pour reprendre son souffle, se reposer, se remercier. Déjà, la noirceur venait caresser leurs hanches alors qu’ils restaient à genoux sur le banc masqué. Le visage de Vandien était blême d’épuisement sous son turban de bandages tachés. Sans un mot, il se redressa en chancelant, se mettant debout sur la planche et se hissant sur le toit de la cabine. Ki s’était démenée pour grimper et s’allonger de tout son long à ses côtés avant qu’il ne puisse lui proposer son aide. Côte à côte, ils haletaient comme des chiens, contemplant avec des yeux mornes la marée noire qui montait autour d’eux. Ki avait désespérément besoin de repos, mais ils n’avaient pas le temps.
La substance noire semblait s’élever plus rapidement. Ki entendit le bois de la roulotte gémir pesamment dans cette étreinte. Elle scruta, de l’autre côté de cette mer noire, la blancheur lointaine de la piste enneigée. Elle désirait l’atteindre, mais savait qu’ils ne parviendraient jamais là-bas. Ils sombreraient, étoufferaient et se noieraient dans la noirceur. Écrasés par l’ombre des Sœurs. Elle leva les yeux vers l’immensité au-dessus d’eux. Vandien l’imita. Ils ne pouvaient vraiment plus ressentir de respect, ils ne pouvaient plus s’émerveiller devant la beauté des visages d’argent ainsi révélés. Ils posaient les yeux sur ce que presque personne n’avait jamais vu : les figures des Sœurs, sévères, intransigeantes, contemplant leur voile noir tomber sur la piste. Leurs visages étaient trop purs pour être humains, tout immaculés qu’ils étaient des émotions des êtres inférieurs. Vandien tendit des mains implorantes vers elles. Si les larges yeux d’argent remarquèrent sa supplique, ils n’en montrèrent aucun signe. La noirceur montait encore. À une distance impossible, la neige blanche brillait d’un éclat attirant. Les Sœurs s’éternisaient dans leur baiser, les yeux impassibles, les cheveux tombant en cascade argentée.
— Mourir en regardant une telle beauté... ! souffla Ki.
Vandien lui attrapa la main pour attirer son attention. Ses yeux parcouraient le bord de la falaise, à l’endroit où il s’était trouvé. Ki comprit. Mieux valait en finir vite. Le bord était assez près pour qu’ils puissent peut-être l’atteindre. Et s’ils suffoquaient en chemin – le lieu de la mort était-il si important... Peu importait que ce soit sur le toit d’une roulotte ou en rampant vers le suicide...
Ki essaya de se remettre debout, mais Vandien l’attrapa pour qu’elle reste allongée. Il se glissa hors du toit de la roulotte et entra dans la noirceur. Elle n’était plus qu’à une main du haut de la roulotte, à présent. Elle le regarda partir, s’attendant à le voir s’enfoncer dans le liquide. Mais il agita constamment ses mains et ses jambes, secouant son corps d’avant en arrière comme s’il avait une attaque. Comme un serpent en train de nager, pensa-t-elle, puis l’image plus adéquate d’une araignée d’eau lui vint à l’esprit. Ses spasmes et ses secousses constantes le maintenaient à la surface, lui permettant d’avancer lentement car il ne laissait pas le temps à la noirceur de le saisir. Elle espéra qu’elle y parviendrait à son tour. Mais son corps était trop las, tous ses muscles criaient et sa tête l’élançait. Vandien continuait de s’agiter et de se tordre, progressant lentement vers le bord de la piste. Ki le regarda avancer et éprouva pour lui une joie lasse. La roulotte faisait des craquements alarmants sous elle. Elle commença à pencher. Ki eut envie d’avoir la volonté et la force de suivre Vandien. Il ne se retourna pas. La noirceur monta jusqu’à elle et lui toucha le pied avec des mains délicates.
Ki se lança. La terreur, non la force, et le coup de fouet de la panique activaient son corps. Le toit de la roulotte disparut avant même qu’elle en soit complètement descendue. Elle ne baissa pas les yeux sur la substance sous elle, mais se secoua et se contorsionna comme un poisson se noyant dans l’air. La noirceur la prenait et la relâchait, la prenait et la relâchait encore, et chaque fois, elle rendait le pied, le genou et la main avec une réticence plus grande. L’air aussi était pesant à respirer. Ki ne pouvait pas en inspirer assez dans ses poumons. Toute trace de son dans l’air avait été arrachée de ses oreilles et repoussée loin d’elle. Le bord de la falaise semblait incroyablement loin, et Vandien tout aussi distant. Une noirceur se refermait sur les bords de son champ de vision. La logique lui disait que son corps protestait devant ces excès, qu’il allait se réfugier dans l’inconscience. Mais une horreur subliminale monta en elle, lui soufflant que la noirceur, au bord de son champ de vision, était la même que celle qui tentait de l’aspirer au fond. Ki imposa à son corps un effort encore supérieur. .
Vandien arriva au niveau du bord. Il le dépassa et sans s’arrêter bascula la tête la première dans le vide. Elle n’entendit aucun cri quand il s’avança. Le début de sa chute fut lent, parce que la substance noire le retenait, le tirant en arrière si bien qu’il fallut une éternité pour que son corps franchisse le bord. Ses jambes descendirent. Ki fit sans réfléchir l’ultime effort pour le rattraper, pour le rejoindre dans sa chute.
Les bottes de Vandien disparurent. Ki continua de patauger, seule dans la noirceur, ne luttant pas pour survivre mais seulement pour choisir sa propre façon de mourir. Si son corps devait être pulvérisé, autant qu’il s’écrase sur des rochers et que les oiseaux le dévorent plutôt que d’être avalé par une gelée noire aveugle. Ses jambes ralentissaient, refusant ses ordres frénétiques de battre plus vite. Elle semblait s’enfoncer un peu plus à chaque geste et ne faire aucun progrès. Elle ne voyait plus le bord. Sa tête était trop lourde, elle ne pouvait pas la maintenir assez haut. Elle devait baisser les yeux vers la noirceur luisante qui ne lui renvoyait aucun reflet mais essayait de l’aspirer. Son nez commença à saigner, elle dut avaler l’air par la bouche. Le sang tombait à grosses gouttes sur la surface noire, où il se faisait absorber. Ki renifla avec colère pour dégager le sang de ses narines et reprit sa reptation.
Le bord ! Ki contempla un vrai mur de noirceur qui devint soudain un mur de pierre et de neige. Ki poussa un glapissement et lança sa tête et ses épaules par-dessus le bord. Elle dégagea ses mains et ses bras, et les fit pendre vers la neige, si loin de son atteinte. Le sol blanc de la vallée, avec ses taches sombres de buissons, était aussi éloigné que le ciel. La noirceur relâcha son ventre avec un bruit de succion, puis la tint par les pieds et les chevilles. Encore une secousse, encore une poussée, encore une traction des muscles abdominaux.
Elle était passée ! Elle pendait, la tête en bas, mais l’ombre ne lâchait pas son corps. C’était dans une chute maîtrisée qu’elle glissait, le ventre contre la noirceur, les pieds presque tout droits dans les airs, le long de la paroi d’un vrai mur noir. Elle regarda le sol de la vallée, en contrebas, couvert de blanc et horriblement lointain. Elle coulait lentement vers lui. Le sang dans son nez l’étouffa et elle eut un haut-le-cœur quand son corps lutta pour avoir de l’air.
Son poignet fut saisi. Elle tourna des yeux écarquillés vers le visage blanc comme neige de Vandien. Ses yeux noirs la saisirent aussi fermement que sa main. Il avait crié, mais l’ombre avait englouti le son.
— Retourne ton corps ! hurla-t-il dans son oreille, si bien qu’elle put enfin distinguer ses paroles. Retourne ton corps pendant que la substance te tient encore. Force tes pieds à descendre en premier.
Il était libéré de l’ombre, s’accrochant – elle ne savait pas comment – à la neige et à la pierre qui descendaient depuis la piste. Les muscles de Ki gémirent de douleur quand elle tira son corps trop lourd dans tous les sens, le forçant à se plier et se soumettre. Vandien plaqua sa main contre la minuscule corniche qu’il avait trouvée sur la paroi de la falaise. Ki regretta de ne pas avoir ses gants quand elle agrippa la roche gelée. La substance noire les avait depuis longtemps retirés de ses mains à force d’aspiration.
Progressivement, le poids de son corps descendit, et ses épaules et ses bras se tordirent bizarrement pendant qu’elle tentait de plier son corps de côté. Avec une succion muette, ses pieds se dégagèrent de la noirceur. Ki réalisa que son corps glissait sur une trajectoire courbe. Le balancement soudain de son corps libéré claqua comme un fouet et elle perdit presque sa maigre prise. Puis elle se retrouva suspendue, du bout des doigts et des orteils, le corps étendu près de Vandien. Elle appuya son visage dans la neige froide et la roche tangible. Elle lécha l’humidité de la neige fondante parfumée de son sang. L’air glacé et ténu coulait délicieusement dans ses poumons. Pendant un long moment, il lui sembla suffisant de rester accrochée, de respirer et de s’humidifier la bouche avec de la neige.
— Ki !
C’était prévu pour être un cri, mais ce ne fut qu’un murmure, dans les faits. Elle tourna son visage vers Vandien, pleine de lassitude. Pour quoi que ce pût être, elle souhaita qu’il puisse le garder pour lui-même. Elle ne voulait plus parler, ni penser, ni lutter. Qu’on la laisse accrochée là jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent. Après cela, au moins, ce serait rapide.
— Regarde-moi !
Elle le fit, avec des yeux épuisés qui ne firent que s’élargir quand elle le vit risquer sa prise en essayant de fouiller à tâtons vers le haut. Il lança sa main libre vers le mur noir juste au-dessus de la neige et de la pierre. Celui-ci l’attrapa. Vandien resta accroché par son étreinte aspirante quand il leva son autre main et la jeta à côté de la première. Il cala légèrement ses pieds contre la paroi de la falaise. Ki ne fut que faiblement intriguée par sa prestation, jusqu’au moment où il retira une de ses mains nues et l’enfonça aussi loin que son bras étiré pouvait aller. Puis il retira sa deuxième main, la plongeant à côté de la première. Son corps frotta contre la neige et la pierre quand il se traîna à la suite de ses mains.
— Allez !
Elle lut sur ses lèvres les mots que sa bouche beuglait. Puis il s’y remit – retirer une main, étendre le bras, enfoncer la main, suivre avec l’autre main, traîner son corps tout le long. Il ne se retourna pas pour la regarder.
Ki observa négligemment sa main monter en s’agrippant dans la pierre et la neige, puis glisser dans l’étreinte sombre de la substance noire. Elle trembla quand elle sentit sa main saisie dans une prise sans doigts. Elle se balança pendant un moment, se fiant à cette succion noirâtre. Son épaule fit un craquement qui ne présageait rien de bon quand elle lança sa deuxième main dans le mur d’ombre. Ses orteils griffaient la pierre.
Retirer la première main. Se balancer et atteindre une autre prise. Sa deuxième main commençait à se libérer quand elle renfonça la première C’était une façon de se déplacer moins sûre qu’il n’y paraissait. L’effort qu’elle faisait pour laisser son corps racler la pierre lui tirait sur les mains, tentant de les arracher à la poigne noire sans main. Tirer, projeter, balancer. Tirer, projeter, racler son corps sur le côté. Sans aucun air à respirer, ses mains s’étiraient. Les tendons de ses épaules multipliaient les menaces et les avertissements. Ki se souvint avec une certaine nausée de la fois où une de ses épaules s’était déboîtée et n’obéissait plus aux ordres de son corps. Pitié, supplia-t-elle son corps. Tirer, projeter, balancer. Tirer, projeter, racler son corps sur le côté. Petit à petit, la noirceur se fit plus tangible. Elle maintenait ses mains plus fermement et pendant quelques instants, c’était un vrai confort, mais alors il devenait plus difficile d’enfoncer une main qui avançait, plus dur de forcer la noirceur à renoncer à la main qui suivait. Quand ses mains étaient dans l’ombre, elles étaient étroitement comprimées et en sortaient pâles, le sang ayant été poussé au-dehors. Ki plissa la bouche avec fermeté et continua stoïquement. Ses mains étaient gelées, plus gelées encore que son corps qui s’appuyait et raclait contre la pierre dure et la neige. Ses doigts étaient engourdis et l’ombre devenait si tangible qu’elle devait marteler sa main contre elle avant qu’elle commence à rentrer dedans. La main qui suivait devait être dégagée avec une secousse violente. Ki sentit de minuscules déchirures dans ses épaules, dans les muscles de ses coudes et de ses poignets, de minuscules claquages et des craquements. Comme les cordes d’une marionnette qui cassent.
Elle libéra une main en tirant d’un coup sec, la tendit et la projeta contre le mur solide. Elle la ramena plus loin encore en arrière et frappa du poing contre lui. Il ne cédait pas. Elle était suspendue pas une main, et celle-ci commençait à lui envoyer des signaux de douleur aigus au fur et à mesure que l’ombre l’écrasait. Ki ferma les yeux de toutes ses forces et donna un dernier coup désespéré contre le mur.
— Ça ne marche pas avec la pierre.
Vandien saisit son poing crispé et tira dessus. Elle entendit son corps racler et glisser sur la neige. Elle pouvait brusquement entendre, elle pouvait respirer, et quand elle ouvrit les yeux et regarda, elle vit qu’elle avait atteint le bout du mur noir et qu’elle avait, en effet, essayé de faire entrer de force son poing dans de la pierre. Elle décolla brutalement du mur noir sa main qui hurlait de douleur, reportant tout son poids sans même y penser sur la prise de Vandien qui tenait son poignet et son avant-bras. Il poussa un grognement quand il supporta son poids puis, avec une traction, elle se retrouva avec le bord du monde sous les aisselles. Elle se débattit frénétiquement, agitant ses bottes dans le vide, puis avec une traction supplémentaire, elle fut en haut. La panique la fit jeter son corps plus loin sur le plat de la piste. Elle n’essaya même pas de se lever, mais rampa en avant. Vandien ne se moqua pas d’elle. Il était trop occupé à l’imiter.
Ils s’arrêtèrent, allongés tous les deux, côte à côte dans la neige : leurs corps se touchaient aux épaules et aux hanches et leurs têtes étaient posées sur leurs bras. Ki écouta Vandien haleter. A moins que ce ne soit sa propre respiration rocailleuse ? L’air entrait facilement, la neige offrait une couche froide. Elle était fatiguée, et ne souhaitait pas relever la tête, mais elle savait qu’elle y parviendrait si elle essayait. Elle était en vie. Elle dressa suffisamment la tête pour avaler une bouchée de neige. Ses dents lui firent mal pendant qu’elle fondait dans sa bouche, mais elle en prit une autre bouchée. Elle fit rouler sa tête sur le côté pour regarder le visage de Vandien.
Elle étudia ce visage près du sien. Il l’observait de dessous des cils mi-clos. Ce qu’elle apercevait de lui était exsangue et creusé par la fatigue. Une grande partie du bandage était rouge et humide. La neige tout près de son visage se mêlait de rouge.
— Tu ressembles à un acteur maquillé pour une pièce, hoqueta-t-elle. Visage blafard, barbe noire, bandage rouge et vert. Tu pourrais jouer un cadavre sur scène.
— Pas dans cette scène, grommela Vandien.
Ils se tournèrent en même temps pour regarder le mur noir solide qui s’élevait au-dessus de la piste, à quelques pas seulement. Ki sentit une pression contre ses jambes. Elle sursauta pour s’en éloigner et Sigmund, vexé, souffla bruyamment. Derrière lui, Sigurd se grattait nonchalamment le côté du museau contre sa patte avant noire. Ils semblaient vaguement curieux de voir Ki et Vandien dans la neige, mais n’étaient pas extrêmement intéressés.
— Mes loyaux compagnons animaux ! souffla-t-elle d’un ton railleur.
— Ils ont été plus malins que toi, répliqua Vandien.
Ils restèrent prostrés dans la neige, reprenant leur souffle et se reposant. Le corps de Ki lui faisait mal partout, sa tête l’élançait et elle se sentait dans une forme éblouissante... La fraîcheur de la neige commença à se faire sentir. Ses mains n’avaient aucune protection, ses gants étant perdus dans la noirceur. Le froid se pressait contre elle par la déchirure de son manteau. Elle sourit faiblement en y pensant. La harpie de ce matin semblait à une éternité de là, désormais, et sans aucune importance. Elle devrait se lever bientôt et faire quelque chose. Elle resta immobile, se demandant ce qu’elle allait faire.
— Ki !
Elle ouvrit les yeux à regret. Elle se demanda quand elle les avait fermés. Le soleil était descendu bas dans le ciel. Un côté de son corps était gelé. Elle tira les couvertures pour les serrer contre elle et ses yeux commencèrent à se refermer. Puis elle se rendit compte que les couvertures étaient en fait son propre manteau et celui de Vandien, qu’il avait étendu pour les protéger tous les deux. Le côté de son corps qui avait partagé sa chaleur était plutôt à l’aise, mais elle avait des fourmis dans les pieds. C’était le moment de bouger. Elle remua.
— Ne bouge pas ! siffla Vandien.
Ki se figea. Il avait un regard sombre et déterminé qui la fixait depuis son bandage, maintenant couvert d’une pâle couche de givre, au-dessus du rouge. Son expression ne souffrait aucune question. Elle bougea les yeux pour voir ce qu’il voyait.
Les Sœurs argentées étaient devenues grises. L’ombre remontait, revenait vers elle en lentes contorsions de traînées tourbillonnantes et de volutes, prenant toutes les nuances, du gris le plus pâle jusqu’au noir. Elle glissait vers le haut comme une toile de soie, voilant leur beauté une fois de plus, à l’abri des yeux inférieurs. Ki prit une dernière rasade de leur majesté sans merci avant que l’ombre montante ne les rechange en pierre impassible.
— Elles étaient des sentinelles, dans le passé, pressentit Ki dans un souffle.
— Chuuuuuut ! acquiesça lentement Vandien.
— Comment ai-je pu m’endormir si près d’elles ?
La noirceur, sur les Sœurs, se faisait plus sombre à chaque instant. Sur la piste où il s’était dressé, le mur d’ombre se faisait plus bas et s’abaissait pendant que le brouillard noir qui le formait retournait en ondoyant vers les Sœurs.
— Nous étions hors de leur ombre, murmura Vandien, assez assuré pour parler. Elles sont monstrueusement honnêtes sur ce point. Seules en ce point elles peuvent exercer leur influence. C’est pour cela que la piste, avec ses va-et-vient, évite le regard de leurs prunelles et reste cachée aussi longtemps que possible. Elles sont lentes à réagir, je suppose. Peut-être qu’elles montaient la garde contre des créatures plus lentes que ce que nous connaissons, ou bien peut-être qu’elles avaient pour ordre de barricader et bloquer le passage, pas de détruire. Comment pourrions-nous savoir ? Ou peut-être qu’elles ont fait quelque chose que nous ne pourrons jamais comprendre et que le danger qu’elles représentent pour les voyageurs aujourd’hui n’est qu’un hasard. Nous sommes tout jeunes dans ce vieux monde, Ki.
— Ma roulotte ! répliqua Ki.
Elle s’accroupit puis se leva, laissant Vandien se précipiter pour la suivre. Les derniers nuages et fragments de brume se levaient, glissant lentement pour se remettre en place. Ki s’avança sans hésiter dans la zone qu’ils venaient de libérer. Elle dut descendre de la couche de neige et de glace où Vandien et elle s’étaient assoupis et gagna la pierre nue de la piste qui était exposée, plate et lisse, là où l’ombre avait été.
Ki avait déjà vu une fois auparavant une roulotte romni qui avait dérapé et dévalé un sentier de montagne rendu dangereux par le dégel printanier. Elle était restée ébahie devant les cassures nettes du bois massif, les chevaux immenses projetés comme des chiots et le fouillis de petits fragments dispersés sur la paroi de la falaise comme de petits bouts de papier aux couleurs vives. Mais jamais elle n’avait vu le bois broyé, les fibres comprimées si étroitement qu’elles se séparaient et tombaient en morceaux ensuite. Sa roulotte avait été écrasée et étalée sur la pierre comme un insecte éclatant aplati sur une vitre.
Ici et là, ses yeux distinguaient les détails que son esprit ne voulait pas enregistrer : la tête désolante d’un cheval de bois, intacte, mais dont le corps était pulvérisé ; un lambeau de rideau de couleur vive ; un tas de cuivre aplati qui avait été une bouilloire ; de la paille broyée en fins morceaux et une unique fleur peinte sur une planche qui avait survécu.
Elle ne hurla pas, elle ne parla pas. Les bottes de Vandien retentirent sur la pierre quand il marcha jusqu’à elle. Il la prit par le bras pour l’éloigner, mais elle se dégagea d’un mouvement d’épaule. Seuls ses yeux restaient animés alors qu’ils vacillaient et valsaient sur l’épave. Elle commença à trembler. Cela débuta comme un frisson et augmenta jusqu’à ce que Vandien se demande si elle allait faire une crise de convulsions. Elle errait en tremblant au milieu des débris de son existence.
Vandien l’observa. Elle se déplaçait lentement, se baissant pour ramasser un fragment cher. Elle le berçait contre son corps pendant quelques pas puis le lâchait pour ramasser un autre vestige. Elle semblait les choisir au hasard : un bout de cuir, la poignée d’une tasse, un chiffon de tissu criard. Elle serra puis rejeta chacun tour à tour. Elle avançait sans but dans les décombres, ne gardant rien de ce qu’elle ramassait, insensible au froid qui rendait ses mains blanches et rouges. Finalement, elle laissa une petite botte en fourrure dégringoler de sa main. Elle la regarda tomber. Son tremblement passa.
— Il fera bientôt nuit. Nous n’avons plus un moment à perdre ici.
Son ton impliquait presque que Vandien l’avait fait attendre. D’un pas décidé, elle traversa la piste rocailleuse pour aller grimper sur la pile de neige et de glace.
— Il fera bientôt sombre, rappela-t-elle à Vandien.
Son tremblement avait cessé. Elle tendit la main vers la tête de Sigurd et il la détourna exprès. Elle lui donna une claque cuisante sur le garrot et tendit la main une seconde fois, avec succès. Elle fixait les collines de ses épaules pommelées quand Vandien arriva derrière elle.
— Un peu d’aide ?
— Mais alors, comment monteras-tu sur Sigmund ? Tu as l’air d’aller plus mal que moi.
— Je ne revendique pas cet honneur. Ki, je suis désolé pour les choses qui viennent d’arriver.
— Vraiment ? J’aimerais pouvoir en dire autant. J’aimerais pouvoir éprouver quelque chose.
Il lui saisit la jambe et la projeta sur le dos de Sigurd. Elle alla jusqu’à Sigurd à cheval, l’attrapa et amena l’animal, plus docile, jusqu’à ce qu’il se tienne près de la bosse de glace. Vandien se lança sur le large dos, faillit être emporté par son élan et tomber en avant, puis il parvint à se mettre en position après quelques difficultés. Ils menèrent les chevaux le long du virage, revenant sur la piste. Le vent soufflait des cristaux de glace qui leur mordaient le visage. Ki montait les mains coincées sous ses cuisses pour les tenir au chaud et laissait Sigurd suivre son chemin.
Dans l’obscurité, ils auraient dépassé les provisions s’il n’y avait eu le cadavre de la harpie. Il surgissait, trop grand et d’une forme trop anguleuse pour être complètement recouvert par la neige qui tombait. Ki guida le cheval à côté, baissant les yeux sans pitié vers les cicatrices et le corps ravagé. Pour la première fois, elle se rendait compte à quel point le feu l’avait endommagé. Un épais tissu cicatriciel recouvrait sa poitrine et elle vit que les doigts de ses petits bras étaient crispés de façon permanente en poings.
— Qu’est-ce qui l’a poussé à continuer ? demanda-t-elle.
— La haine, dit Vandien, dans les ténèbres, à côté d’elle. Qu’est-ce qui te poussera à avancer maintenant qu’elle est morte ?
Ki resta silencieuse pendant de longs moments. Elle écouta le silence de la nuit, rompu seulement par des bourrasques, les mouvements d’un cheval et la respiration de Vandien. Que lui restait-il ? Elle n’avait plus de mari ou d’enfants à adorer, elle n’avait plus de harpie à craindre ou à détester, plus de roulotte dans laquelle abriter et préserver son chagrin, aucun ami vers lequel revenir. Elle se sentit singulièrement vide. Les débris de son existence passèrent de nouveau un à un entre ses mains. Elle leva ses doigts vers une bosse qui était toujours nichée dans sa chemise.
— J’ai ma marchandise à livrer.
Vandien eut un rire bas et mauvais.
— Je me demandais quand tu t’en rendrais compte. C’est un client bien surpris qui la recevra ! Ai-je besoin de te recommander d’y aller avec une arme ?
Ki lui décocha un regard étrange.
— Avec une arme ?
Vandien secoua la tête à son adresse.
— Il faut toujours qu’elle fasse confiance. Crois-tu que ce soit le hasard qui ait décidé de donner à cette harpie une nouvelle chance contre toi ? Était-ce le hasard qui t’a envoyé par ce col particulièrement éloigné pour une mission absurde, avec une poignée de colifichets comme cargaison ?
Les yeux de Ki reflétèrent ce qu’il restait de lumière. Vandien marqua un recul devant ce regard.
— Fais attention à ce que tu dis sur Rhésus ! prévint-elle. J’ai fait affaire avec lui depuis bien des années. Je le connais.
— Peut-être. Mais je connais les pierres précieuses, riposta froidement Vandien. J’en ai eu pas mal entre les mains en mon temps, assez pour reconnaître les bonnes des mauvaises. Et ce que tu as dans cette bourse serait plus approprié dans le coffre d’un vendeur itinérant qu’au poignet d’une grande dame. Deux pierres ont des défauts, une est mal taillée et les deux autres n’ont que peu de valeur – pas assez pour qu’on envoie quelqu’un par ce col en roulotte.
— Il m’a donné une avance pour cette livraison, répliqua fermement Ki.
— Sans doute pouvait-il se le permettre, si quelqu’un d’autre payait l’ardoise. L’avance semblerait-elle aussi importante, s’il pensait ne jamais avoir à payer le reste ?
Un petit doute se logea dans l’esprit de Ki. Lentement, elle recensa ses affaires avec Rhésus, déterrant ici une contrariété, là une amertume. Pour elle, ces contrats avaient toujours semblé justes, le montant prévu avait toujours été versé. Maintenant, elle voyait que, pour Rhésus, cela signifiait qu’il n’avait jamais fait une affaire subtile comme il aimait les mener, qu’il n’était jamais parvenu à forcer Ki à donner plus que ce pour quoi il avait payé. Une telle pensée aurait pu rester sur le cœur d’un homme de ce genre.
Les épaules de Ki s’affaissèrent encore un peu. Y avait-il une direction dont ne pouvait provenir aucune trahison ?
Ils mangèrent de la viande salée dans le noir, puis se blottirent tout près et de façon impersonnelle sous l’édredon en daim laineux, les manteaux étalés sur eux. Ki ferma les yeux, faisant semblant de dormir. Vandien ne s’y laissa pas prendre.
— Il y a un excellent fabricant de chariots à Firbanks.
— Je ne vais pas dans cette direction. J’ai une marchandise à livrer à Diblun.
Vandien soupira.
— Je craignais que tu n’insistes. Ki, vas-tu saisir cette occasion d’exercer une vengeance mesquine et d’en faire la charpente de ta vie ? Et quoi, ensuite ? Après le marchand, iras-tu trouver celui qui l’a payé pour te venger encore ? Écoute mon conseil. Ne va pas à Diblun. Laisse tomber et libère-toi de tout ça. Tu ne lui dois rien, et la bonne personne pourrait vendre ces pierres pour toi et te faire tirer quelque chose de tout ce fatras.
— J’ai promis de les livrer. Peu importe qu’il n’ait pas honoré sa parole, je ne romprai pas la mienne. Et j’ai des questions à lui poser. Je ne pense pas que ce soit une harpie, brûlée et bleue, qui soit venue le voir et lui ait demandé d’organiser mon petit voyage. Les harpies n’ont pas ce genre de subtilité. Pour moi, ça ressemble plus à un humain.
— A pourchasser pour se venger...
Ki ne répondit pas.
— Et quand cette quête sera achevée ?
Vandien ne lui laissa pas le temps de répondre.
— Ki, n’as-tu jamais songé à vivre ?
Elle resta silencieuse à côté de lui. Il savait qu’elle ne dormait pas. Il abandonna.
— Mon visage m’élance comme ça : toc... toc... toc... toc... toc.
Vandien comptait sa douleur à voix haute. Il commença à lever une main vers son visage bandé, puis s’arrêta de lui-même.
— Nous n’aurons plus de bandages propres, n’est-ce pas ?
— Je verrai ce que je pourrai trouver au matin. Vandien, je n’ai jamais choisi la mort.
— Alors tu la fréquentes de remarquablement près pour t’amuser, j’imagine. Les piqués de harpies et les roulottes enlisées rajoutent du sel à l’existence. Je ne me suis pas ennuyé en voyageant avec toi. Mais toi ? Est-ce que tu ne prendras jamais de plaisir ?
— Je ne sais pas.
Ils écoutèrent les bruits pesants de Sigurd qui repliait son corps sur le sol pour la nuit.
— Peut-être. Je ne pense pas que je le veuille vraiment. Comment le pourrais-je ?
— J’ai vu un enfant pendant une foire, un jour. Il avait acheté un petit gâteau dans une échoppe. Dans la bousculade de la foule, tout le sucre était tombé du dessus. « Il est tout gâché, maintenant ! » pleura-t-il avant de jeter le petit gâteau par terre où il se fit piétiner par la foule.
— Un mari et deux enfants ! s’exclama la voix de Ki, tremblante d’indignation. Et pas du sucre sur un foutu gâteau de foire, Vandien !
— Vas-y, je t’en prie, jette le reste de ta vie par terre !
Sa colère faisait écho à celle de Ki.
— Et qu’est-ce que tu suggères ?
Ki eut le dernier mot. Vandien n’avait pas de réponse. Ils s’enfoncèrent un peu plus dans les couvertures, se blottissant davantage l’un contre l’autre. Le vent ne répandait pas de neige sur eux, cette nuit. Il semblait avoir changé de direction. Il n’y avait que la nuit froide et parsemée d’étoiles gelées pour les recouvrir et garder leurs corps lovés au chaud. Ki ferma les yeux.
— Je pourrais te faire une proposition, hasarda prudemment Vandien, presque comme s’il ne souhaitait pas que Ki l’entende.
L’obscurité retint son souffle, écoutant.
— Je pourrais te proposer de ne jamais te donner quoi que ce soit que je ne donnerais gratuitement, sans vouloir de contrepartie, sans même réfléchir à ce don.
Ki resta silencieuse, peut-être endormie. Ou elle ne l’avait pas entendu, ou elle n’avait pas envie de répondre. Ou ne le voulait pas.
— Et qu‘est-ce que tu demanderais en échange, Vandien, pauvre balluchon maigrichon, se demanda-t-il à lui-même avec une voix de fausset forcée.
— Mais, exactement la même chose que toi, Ki, reprit-il avec sa voix normale.
Silence. Les étoiles appuyaient sur la terre et Sigurd suivit l’exemple de son compagnon d’attelage. Il plaça son gros corps contre celui de Sigmund, partageant sa chaleur.
— Puisque tu le proposes de façon si attrayante, Vandien, répondit la voix de fausset, je suis obligée de sauter sur l’occasion. Pourquoi est-ce que je n‘irais pas avec toi jusqu‘à Thésus ? Nous pourrions horrifier tous tes parents et ils nous donneraient sans doute le double de la somme habituelle rien que pour nous voir déguerpir.
— Formidable, Ki, poursuivit Vandien. Je redoutais vraiment la perspective de marcher aussi loin tout seul. Nous partirons trouver Thésus dès les premières lueurs de l’aube.
— Endors-toi, imbécile, grogna Ki.
— Eh bien, voilà une chose sur laquelle nous sommes d’accord marmonna Vandien.